Critique de l’exposition Paradigmes écrite par Antoine Champenois
Julian Semiao est né à Lyon en 1996. Après une licence d’arts plastiques à l’université de Saint-Etienne, il obtient un master en peinture contemporaine à l’université Panthéon- Sorbonne à Paris où il vit et travaille. Finaliste du Luxembourg Art Prize en 2020, il dévoile pour son second solo show parisien des toiles fraichement réalisées pour cette première collaboration avec la Galerie du Lendemain.
Dans ses formats imposants, de grandes figures vêtues, dénudées ou dans un entre-deux se détachent en formes colorées de fonds pastels. Là se côtoient Monstera deliciosa de chez Jardiland, probablement la plante la plus populaire de l’année et mobilier Ikea, marqueurs décoratifs de la décennie. Intérieurs aseptisés mais habités, parfois salis, tantôt jonché cendriers débordants, tantôt parsemé de bouteilles de rouge premier prix chez « Monop ». Dans ces scènes de genre revisitées on perd la raison. Composites, elles se juxtaposent au sein d’une même toile, les membres s’y démultiplient et y apparaissent des animaux plus ou moins surprenants : chien mais aussi singe, cerf ou requin, perturbations métaphoriques d’un quotidien normalisé. Dans les toiles les plus récentes, comme autant de tableaux dans le tableau, des formes rectangulaires agissent comme des frontières colorées par lesquelles le fond contamine les formes quand d’autres restent sagement à leurs places, cernées de lignes noires.
Il y a dans la peinture de Julian Semiao les traces réconciliées d’une vieille querelle picturale. Comment raconter par l’image ? Des premiers théoriciens de la représentation, Horace, Aristote, ou Platon, à ceux de la peinture contemporaine, se pose la question de l’opposition entre les partisans de la ligne et ceux de la couleur. Vaine bataille de l’intelligible et du sensible, elle oppose successivement la rigueur narrative de Rafael à l’expressivité chatoyante de Titien, la pureté morale de Poussin à la sensualité tentatrice de Rubens et la ligne tyrannique de Picasso à la couleur démiurge de Matisse. Ici l’artiste refuse de trancher pour l’un ou l’autre des camps. La disposition des figures sur la toile à la rigueur des compositions classiques dont-il s’inspire sans y sacrifier la vivacité des couleurs acryliques superposées. De la multiplicité des références convoquées résulte la particularité de sa peinture au sein de laquelle émotion de la couleur et narration de la ligne jouent de concert.
Si l’on comprend assez instinctivement le plaisir visuel qui se dégage de par la sensualité des tons vifs utilisés, le discours conduit par la ligne et la portée symbolique des éléments formels qu’ils soutiennent reste à éclaircir. Julian Semiao s’inscrit dans la tendance d’une adaptation contemporaine de la nouvelle figuration qui émerge dans les années 50 et ses déclinaisons postérieures : figuration narrative dans les années 60 et 70 puis figuration libre jusque dans les années 80. Chacun à leur manière les artistes de ces courants poreux reprennent divers systèmes de représentation issus d’une culture dé-hiérarchisée comme la bande-dessinée, la publicité ou le cinéma, venant s’opposer à un art abstrait ou conceptuel auto-référencé et souvent méprisant à leur égard. Peinture riche et pourtant méconnue, elle intègre dans ses compositions valeurs poétiques et dimension critique relativement absentes du pop art américain.
Dans un héritage esthétique revendiqué allant des peintures de Robert Combas aux tapisseries de Greyson Perry, Julian Semiao prête attention aux scènes de la vie quotidienne et aux mythologies, politiques, sociales ou morales qui en découlent. Dans l’esprit de ses prédécesseurs, il ne s’agit pas pour lui de figer l’image contemporaine et de basculer dans la production industrielle comme le faisait Warhol mais de l’inscrire dans une narration mouvante, en prise avec le temps. A cette inscription dans la durée répondent à la fois le temps de production manuel et les techniques mises en place au sein des œuvres : simultanéité des espaces et superposition des plans.
En suggérant avec une certaine simplicité du trait les formes que mon esprit un brin provocateur a cherché à contextualiser plus haut avec précision, l’artiste suggère le sens sans jamais l’imposer et joue d’une certaine complicité avec le spectateur. Il en va des objets du quotidien comme des éléments plus symboliques. Dans les aplats de couleurs, dans l’épuration des formes et des
espaces, disparaissent particularismes et déterminants sociologiques pour ne laisser que les prémices d’une mythologie contemporaine désincarnée et libre d’interprétations futures.
Ici l’œuvre n’a pas de mission idéologique. Elle prône l’indécision entre d’innombrables systèmes allégoriques ou littéraux. Il en émane une sorte de douceur, un ordre pictural dépourvu d’identification rhétorique ou pathétique, une superficialité désinhibée. Cette peinture, c’est le surréalisme sans l’inconscient. Un espace où images et icônes de la culture se déversent et flottent. Plus elle accumule les stéréotypes, plus elle réinvente le référent sous la forme de fantasmes collectifs auxquels chacun participe. Autant de toiles comme autant de paradigmes politiques, sociologiques et émotionnels, prismes de lecture de nos contemporanéités.